Il y a eu très peu de romans consacrés à la figure de Vincent. Il y a eu des biographies à foison, plusieurs films...
J’ai du mal à comprendre pourquoi cette figure a si peu intéressé les romanciers. Sans doute est-ce à cause du fait que Vincent a lui-même énormément écrit. C’est comme s’il était narrateur de lui-même, et en dépit du fait qu’il écrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, il écrit magnifiquement. De ce fait, c’est comme s’il occupait lui-même tout l’espace du discours. Qu’écrire après lui ? Qui oserait prendre la parole après lui, qui est à la fois le principal intéressé et un auteur de grand talent ? C’est là bien sûr un obstacle majeur et qui a dû en dissuader plus d’un.
Mais ce dont je me rends progressivement compte, après avoir lu la correspondance, en lisant les biographies, en lisant les lettres de Gauguin, c’est à quel point la vision de Vincent requiert d’être mise en perspective avec d’autres points de vue. C’est seulement en confrontant ce qu’il raconte avec ce que d’autres (son frère, sa famille, Gauguin, d’autres peintres, des gens qui l’ont croisé) qu’on le voit lui. Sans ces points de vue complémentaires, on a un champ de vision limité à ce qu’il perçoit, premièrement, et on ne le voit pas lui.
Mais de plus, et ça je l’apprends en travaillant sur lui, s’il est peintre et a une grande capacité à voir les fleurs, les paysages, les lieux, les visages… sa lecture des êtres et des événements est totalement faussée par son idéalisme. Il est tellement pétri de bonté, il vit dans un monde tellement nourri des illusions qu’il se fait qu’il échoue à comprendre ce qui se passe dans bien des cas.
De même, quand on lit les récits de Gauguin, on ne se rend pas du tout compte. On est dans sa vision à lui, sa nécessité de faire exister sa peinture, son ambition effrénée, mais en elle-même légitime. C’est seulement la confrontation de leurs deux points de vue qui rend visible ce qui s’est produit, qui rend à la situation sa complexité. Le roman, comme l’explique Kundera, dans l’Art du roman, fait coexister au sein de son univers des vérités non seulement différentes, mais même contradictoires, sans les départager. « C’est le territoire où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna, ni Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et Anna et Karénine. »
C’est donc seulement par la nature multidimensionnelle du roman qu’on pouvait rendre compte de ce qui s’est passé à ce moment-là entre Vincent et Paul, mais aussi entre Vincent et les gens d’Arles, entre Vincent et les gamins d’Auvers, et d’une manière générale, entre Vincent et le monde. Le roman comme un lieu où différentes conceptions de la vie coexistent et s’affrontent où on rend visible leur rencontre, leurs heurts, et dans le cas présent comme dans Anna Karénine, leur impossible accord.