Il avait été une gloire universitaire, le meilleur spécialiste de Jean-Jacques Rousseau en France, l’autorité incontestée sur la question. Autant dire un monument lui-même, sinon de la littérature, du moins de l’université. Il avait été cela et il enseignait encore, à 70 ans passés, là où il avait régné des années durant, à la Sorbonne.
Désormais, il était un tout petit bonhomme à cheveux blancs, aux jambes flageolantes, qu’un appariteur accompagnait à son bureau, sur l’estrade de l’amphi Richelieu, en lui portant son cartable. Il l’aidait à s’asseoir sur le siège devenu trop haut pour lui, réglait le micro à sa hauteur, lui ouvrait son cartable et en sortait des feuillets dactylographiés qui constituaient le précieux support de son cours sur la littérature du XVIIIe siècle et son auteur phare.
A partir de là, pendant une heure, monsieur Mauzi lisait d’un bout à l’autre les feuillets dactylographiés posés devant lui, intégralement, sans une pause, sans une digression, de sa voix chevrotante. Lorsqu’il arrivait au bas d’une page, sa main tremblante soulevait le feuillet, le tournait soigneusement, et le plaçait sur une deuxième pile, située à gauche de la première. Et la lecture recommençait, devant un auditoire d’étudiants goguenards d’abord, hilares ensuite, furieux au bout d’un moment.
Or, un jour, distrait peut-être par un brouhaha plus important que d’habitude, ou fatigué, monsieur Mauzi a omis de tourner le feuillet qu’il venait de lire, et de le placer sur la pile des feuillets déjà lus. Et il a relu intégralement, mot pour mot, la page qu’il venait de lire. Dans l’amphi, le charivari a atteint son comble. Tandis que la voix frêle résonnait, les étudiants outrés se levaient et quittaient ostensiblement l’amphi.
A la fin de l’heure, l’appariteur est revenu ; il a rangé les feuillets de monsieur Mauzi dans son cartable, l’a aidé à se lever et l’a emmené avec lui. Ils ont franchi la porte dissimulée dans une boiserie et ont disparu.
Je ne saurais pas dire exactement ce qui s’est passé ensuite, beaucoup d’années se sont écoulées depuis, et ces derniers temps, ma mémoire commence à me jouer des tours. Mais je me plais à penser qu’à compter de ce jour-là, on n’a plus jamais vu monsieur Mauzi sur l’estrade de l’amphi Richelieu.