Je me souviens de ce jour d’été, où, âgée d’une vingtaine d’années, vêtue d’une robe légère, j’attends, assise à un arrêt de bus, le car qui doit me ramener de l’autre côté de la ville, là où habitent mes parents. D’où est-ce que je reviens ? De Genève, sans aucun doute, compte tenu de l’endroit où se situe l’arrêt de bus ; je suis sans doute allée faire du shopping cours de Rive. Il se peut aussi que je sois allée « aider » mon père dans sa boutique, c’est-à-dire faire du ménage pour lui. A côté de moi, assise sous l’abribus, une femme d’une soixantaine d’années, un cabas à provisions posé à ses pieds. Je me la figure rougeaude et un peu épaisse, comme le deviennent les femmes de cette région en prenant de l’âge.
Devant nous, les voitures défilent sur la route d’Etrembières, l’artère qui relie à la frontière suisse à la petite ville française où vivent mes parents. Je rêvasse, sans doute, les regardant sans les voir. Tout à coup, l’une d’elle freine et s’arrête devant moi. C’est une petite voiture de sport décapotable, neuve et rutilante. La plaque d’immatriculation porte l'écusson rouge et or de la ville de Genève, avec un volatile stylisé et une clé. Au volant, un jeune homme agréable à regarder.
Le jeune homme me regarde et ouvre la bouche. Je me penche vers lui, attentive à ce qu’il va dire. Il cherche son chemin, assurément, puisqu’il n’est pas chez lui et je m’apprête à le lui indiquer. Ambilly ? Prochain carrefour à gauche. Annemasse ? Tout droit. Vétraz ? Il faut traverser l’agglomération et prendre la route de Bonnevillle. « Je t’emmène ? » demande-t-il. Il ne jette pas un coup d’œil à la femme assise à côté de moi. Elle n’existe pas.
Quoi ? Prise au dépourvu, je le fais répéter, le temps de comprendre de quoi il s’agit. « Je t’emmène ? » Il est bien de sa personne, il a une belle voiture, il sait l’effet que cela produit sur filles.
« Non merci » dis-je, trop surprise pour répondre autrement que d’instinct. La voiture redémarre aussitôt et je m’adosse à nouveau contre la paroi de verre de l’abribus. Il fait chaud. « Eh ! Il y en a qui ne doutent de rien ! » s’exclame sans s’émouvoir la femme assise à côté de moi, avec l’accent traînant des gens du coin. J’opine vaguement.
Le bus arrive ; nous montons. Je prends place parmi les ménagères, les retraités et les jeunes mères de famille. Le bus bondé redémarre et s’achemine lentement jusqu’à la ville. Pendant tout le trajet, le front collé contre la vitre, je rêve à ce qu’on doit éprouver, cheveux au vent, assise dans une voiture décapotable, et à ce qui aurait pu se passer, si j’y étais montée.