Homerus dicitur caecus fuisse
On disait qu’Homère était aveugle
Je cours. Sans me retourner. A travers des coursives, le long de corridors déserts, dévalant d’interminables escaliers poussiéreux, je cours. Hors d’haleine, trébuchant, titubant parfois comme un homme ivre, je cours sans m’arrêter.
Quand cela a-t-il commencé ?
Au début, on jurerait que c’était il y a mille ans, ou dans une autre vie, dans une autre nuit peut-être, tout ce chemin, je l’ai parcouru dans l’autre sens, en marchant d’un pas tranquille. Le pas de quelqu’un qui serait certes désireux d’arriver au plus tôt, mais néanmoins confiant, assuré, serein. La démarche légère de qui sait où trouver ce qu’il cherche, et se sent certain de le découvrir. A ce moment-là, et cet élément a naturellement son importance dans la tranquillité que j’éprouve, je ne suis pas seul, puisque Alberto marche à mes côtés, gravit les mêmes escaliers, arpente les corridors à mes côtés et cherche comme moi à s’orienter dans le dédale de pièces en enfilade.
Au rez-de-chaussée, là où les lustres illuminent les vastes salons, là où les invités se pressent, le spectacle doit commencer bientôt, mais Alberto et moi, pris d’un besoin qu’on ne saurait différer, nous nous sommes momentanément éloignés de cette animation joyeuse pour gagner les étages du bâtiment. Là, il n’y a comme de juste personne, et les bureaux sont naturellement plongés dans l’obscurité.
Est-ce quelqu’un qui nous a montré le chemin, ou nous sommes nous fiés à des indications figurant sur les murs ? Je serais bien en peine de le dire, car je ne m’en souviens pas. Toujours est-il qu’Alberto et moi avons gravi les escaliers monumentaux, illuminés par la clarté des candélabres, puis d’autres encore, plus étroits et moins bien éclairés, à l’évidence destinés à une fréquentation moins brillante, et enfin ceux situés au bout des corridors, ces derniers carrément abrupts et difficiles à escalader dans la pénombre. Le brouhaha des invités a diminué peu à peu, jusqu’à disparaître totalement et faire place à un complet silence, lorsque nous sommes enfin arrivés, Alberto et moi. Alberto. Mince, volubile, spirituel et joyeux, mon ami, Alberto.
Le corridor au bout duquel nous voici maintenant est étroit, poussiéreux. Le réduit que nous avons cherché longuement, me semble-il, depuis que nous avons quitté les étages inférieurs, la fête et les autres invités, s’y trouve. Le spectacle a dû, depuis, commencer sans nous, mais cette pensée ne me tourmente nullement. Nous avons bien le temps de redescendre, me dis-je. Ce sera l’affaire d’un instant.
A l’entrée, un être étrange est assis. Du moment où nous sommes apparus au coin du corridor, il a tourné le visage dans notre direction, et semble, hochant la tête d’un côté et de l’autre, chercher à nous distinguer dans la pénombre. Maintenant que nous sommes proches de lui, je remarque ses yeux : dépourvus de pupilles, d’un blanc entièrement laiteux, ils ont beau être braqués sur nous, l’homme ne paraît pas nous voir.
C’est bien ici, n’est-ce pas, monsieur ? demandé-je d’une voix mal assurée.
Il doit être jeune, mais quelque chose dans sa mise, ses habits déchirés et sales, sa barbe, sa chevelure graisseuse et hirsute et surtout ses yeux sans vie vers lesquels je ne puis empêcher mon regard de revenir, tout en lui m’inspire une crainte vague mais terrible. Celle-là même qui, sans raison, a fait trembler ma voix. Pourtant, c’est bien là, et nous l’avons trouvé, l’endroit que nous cherchions, Alberto et moi. Sans le formuler, me voici soulagé de penser qu’il ne nous faudra pas longtemps avant de quitter cet endroit sordide, cet horrible aveugle, pour retrouver la fête illuminée, les invités et notre place parmi eux.
Passant outre l’infirme, je pousse la porte qui résiste à ma pression. L’aveugle fouille dans une de ses poches et en sort quelque chose qu’il me tend alors. C’est un objet de petites dimensions, au bout arrondi d’un anneau, au penne dentelé, une de ces petites clés de métal comme il y en a aux tiroirs des meubles de bois, des tiroirs ou des bureaux.
Jusqu’ici, pour moi, tout va de soi. L’aveugle a été placé là par charité. La nécessité d’un gardien pour les toilettes ne me paraît pas évidente, mais elle n’est pas non plus invraisemblable, pas plus que la présence de l’infirme dans ce lieu si reculé du bâtiment. Rien de tout cela ne semble étrange ni particulièrement inquiétant. Mais ai-je besoin de le préciser pour ma défense ? Cette scène, dont chaque détail est fixé à tout jamais dans ma mémoire, ne dure que quelques instants.
Dodelinant de sa tête hirsute, dressant l’oreille dans ma direction plus qu’il ne me regarde, l’aveugle tend donc la clé vers moi. J’avance la main. Plus rapide, plus jeune, plus enclin à rire de tout, Alberto s’interpose entre la main de l’aveugle et la mienne, et se saisit de la clé avec un éclat de rire. « Tu permets ? » lance-t-il, désinvolte, avec un sourire narquois à moi destiné. Bien sûr que je permets : pourquoi ne le ferais-je pas ? Je le vois introduire la clé dans la serrure. La porte s’ouvre sans difficulté, puis se referme sur Alberto.
L’aveugle se lève alors, et avec une vivacité que je n’aurais pas crue possible chez un être si pitoyable, si visiblement diminué, il se rue dans le corridor, court jusqu’à l’allée par laquelle nous sommes arrivés, Alberto et moi, tourne à gauche, et disparaît. Au loin, le bruit de ses pas résonne encore un moment, cependant que, médusé par cette fuite soudaine, je reste planté là, désemparé.
Mal à l’aise dans cet étroit réduit où l’on respire mal, j’attends le retour d’Alberto, pris d’une angoisse diffuse, tenaillé par l’envie de partir. Si je m’écoutais je quitterais immédiatement ce lieu tant je suis gagné par la peur, une peur inexplicable qui m’oppresse et me couvre d’une sueur glacée.
Enfin, la porte s’ouvre à nouveau. Mais celui qui en sort, j’en jurerais, ce n’est plus Alberto, mon frère, mon ami si joyeux, si léger et moqueur. C’est un être inconnu à la tête lourde et dodelinante, à la démarche d’ivrogne, qui se cogne contre le chambranle de la porte, s’avance vers moi d’un pas mal assuré et tend vers moi une main tremblante au bout de laquelle il y a une petite clé. Je recule d’un pas, retenant une exclamation. Dans le visage d’Alberto, deux globes entièrement blancs et vitreux remplacent maintenant le regard malicieux de mon ami. Il tend vers moi la clé d’un geste suppliant. Tu es là ? demande-t-il d’une voix rauque. Alors une terreur m’envahit que je ne puis plus maîtriser. Reculant d’abord à tâtons dans le couloir, je prends ensuite mes jambes à mon cou. J’enfile le corridor, puis l’allée, croyant toujours entendre derrière moi les pas hésitants, la voix suppliante murmurant mon nom.
Parfois, il m’arrive de penser, tout en parcourant les espaces désolés de ce bâtiment désert, qu’il n’y a jamais eu personne d’autre que moi et que c’est moi, en réalité, qui suis devenu aveugle et qui attends celui qui viendra me délivrer. Dans ces moments de doute extrême, il m’arrive de penser que mes errances dans le dédale de couloirs ne sont qu’un pauvre et interminable songe, le songe que je fais en dormant, la tête appuyée contre le mur, la clé à la main, attendant patiemment celui qui viendra, quand son tour sera venu, veiller après moi devant la porte fermée.
ce texte a été publié initialement dans la revue Levure littéraire : http://www.levurelitteraire.com/