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Extrait du chapitre 4
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« Ca veut dire quoi, schizophrène ? » me demande-t-il.

J’hésite avant de répondre que, franchement, je ne sais pas trop. Je préfère ne pas lui dire de connerie. Puis le doute me saisit. Pourquoi pose-t-il cette question ? Je laisse passer quelques secondes, et en surveillant ma voix, en m’efforçant de parler d’une manière détachée, naturelle, comme quelqu’un qui poserait une question parfaitement anodine, je dis :

« Pourquoi me demandes-tu ça ?

- Oh, comme ça, il n’y a pas de raison précise », me répond-il d’une manière détachée, avec une voix naturelle, comme quelqu’un qui donnerait une réponse parfaitement anodine.

Un moment sans paroles suit cet échange. Au bout du fil, chacun de nous deux écoute la respiration de l’autre, perceptible dans le silence.

À cause de sa question, à cause de l’incertitude dans laquelle je me trouve, je décide de chercher quelques informations sur la schizophrénie. J’apprends ainsi, en feuilletant une encyclopédie médicale que c’est une psychose dite « sévère » qui atteint environ 1 % de la population dans le monde. Que le terme de « schizophrénie » a été créé pour désigner un groupe de psychoses autrefois rassemblées sous le nom de « démence précoce ». Que le nom même, venu des mots grecs « schizein », fendre, et « phren » esprit, met en évidence le symptôme caractéristique de cette maladie, à savoir la dissociation. Que de nombreuses divergences subsistent au sujet de cette maladie, notamment en ce qui concerne son origine, et sa définition.

Il me semble comprendre qu’on a d’abord tenté d’attribuer une cause organique à la schizophrénie en la considérant comme une maladie cérébrale. On a aussi cherché une origine infectieuse, et évoqué l’hypothèse de troubles biochimiques qui seraient à l’origine de la maladie. Mais aujourd’hui, tout le monde est à peu près d’accord : le facteur biologique ne saurait, à lui seul, déterminer la naissance de la maladie. De même, le caractère héréditaire de la maladie n’est pas bien établi, me semble-t-il. Le dictionnaire évoque prudemment la « transmission génétique d’une prédisposition, d’une fragilité nerveuse favorisant l’éclosion de la maladie. » Enfin, parmi les causes de la maladie figure la pathologie familiale. Les troubles de la communication à l’intérieur d’une famille sont de nature à favoriser l’éclosion et le développement de la psychose. En clair, certains parents émettent simultanément des messages contradictoires, d’où l’angoisse, et le pétage de boulons. Les traumatismes aussi sont de nature à engendrer des troubles schizophréniques. Tout ça pour en arriver à la conclusion que la schizophrénie a une origine « multifactorielle ». Bon. Je ne peux pas dire que je me sente vraiment fixée.

Concernant le diagnostic non plus, les cliniciens ne sont pas d’accord. Mais quelques symptômes font l’unanimité : ce sont « la discordance », « la dissociation », « l’ambivalence » et « l’autisme ».

Ce qu’ils appellent discordance, c’est la perte d’unité de l’activité mentale : le langage n’exprime plus la véritable pensée du malade, qui est de plus en plus désorganisée. L’ambivalence correspond à la dislocation des facultés sensibles de la vie affective et sentimentale, et se manifeste dans le registre des sentiments, de la volonté et de l’intelligence. Quant à l’autisme, selon le dictionnaire, il est à la fois un repli sur soi-même et une fuite devant la réalité. Je n’ai rien remarqué de tout ça chez Matthias. Son discours est cohérent. Ses sentiments, pour autant que je puisse en juger, sont adaptés. Il ne fuit pas la réalité. Pas de schize, pas de dissociation. Bien sûr, il dit parfois un mot pour un autre, mais… Freud a évidemment apporté sa contribution, et affirmé que la psychose correspond à une profonde régression narcissique. (C’était quoi déjà, ce dont le médecin lui avait parlé ? Ce n’était pas une tendance narcissique ?)

Lacan évoque de son côté un conflit entre l’inconscient et le monde extérieur, tout ça engendrant peu à peu la perte de la capacité à communiquer, le relâchement de l’intérêt et la prolifération de l’imaginaire. Mécanisme de défense contre un réel jugé intolérable, le délire permet de percevoir le monde non pas dans sa réalité, mais dans une projection compensatrice. La psychose naît d’une existence devenue inauthentique, écrit je ne sais qui. Bon.

Ce sont surtout les adultes jeunes, de 18 à 35 ans qui sont affectés par les schizophrénies. Les premiers moments de la maladie se caractérisent par la froideur affective, les hallucinations, la bizarrerie, l’insolence, les discours incohérents, l’intérêt pour des ouvrages ésotériques, et l’abandon de l’hygiène. Je lis ça avec intérêt et soulagement. Ce n’est pas du tout lui. Mais alors là, pas du tout. Je respire. Pas d’insolence, pas d’ouvrages ésotériques. Pas de froideur affective, ni d’incohérence du discours. Hygiène impeccable. Les hallucinations, n’en parlons pas. Bon, je me dis, avec soulagement, au moins, ce n’est pas ça. Tant mieux, parce que ça ne doit pas être drôle. Le lendemain, je l’appellerai le cœur léger.

 

« Tu sais quoi ? Il y a un malade ici, qui m’a dit ce matin que j’étais schizophrène, comme lui. Et devant le médecin, il m’a balancé, il a dit : « C’est un schizophrène lui aussi, il a pas le sens de la hiérarchie ! » Tu te rends compte ? (Il est catastrophé).

- Excuse-moi, mais est-ce que les médecins t’ont dit leur diagnostic ?

- Non.

- Tu es sûr ?

- Ils me disent que j’ai des symptômes, mais ils ne m’ont pas dit que j’avais quoi que ce soit.

- Parce que leur diagnostic, il m’intéresse, mais les malades, tu m’entends bien, on les emmerde. »

Il est très énervé. Je le lui fais remarquer.

« C’est parce que je n’ai pas encore pris mes médicaments. »

D’habitude, on les lui donne dans l’après-midi, mais comme ça le fait dormir, il a demandé à les prendre plus tard. Du coup, la journée, il est énervé. Et puis c’est aussi parce qu’il a vu les médecins, ce matin. Ca l’a pas mal contrarié.

« Les médecins ? »

Oui. Le mardi il voit l’interne, mais le jeudi, il passe devant toute l’équipe : le chef de clinique, l’interne, plus cinq ou six infirmiers. Ils lui ont annoncé qu’il allait devoir rester encore quelques semaines.

« Quelques SEMAINES ?

- Oui.

- Et… Ils ne t’ont pas dit pourquoi ? Ils ne t’ont pas dit ce que tu avais ?

- Non.

- Tu me le jures ?

- Je te le jure. Ils m’ont demandé de leur donner le sens de certaines expressions, ce que ça voulait dire pour moi, par exemple, Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Et ils m’ont demandé comment ça se faisait que dans mes placards il y a plus de quinze jeans de plus de mille francs chacun, des chemises, des chaussures de marque. Qu’est-ce que tu veux que je leur réponde ? Moi, j’aime la beauté, j’aime le luxe. Mes parents ne me comprennent pas ; ils ne veulent pas que je leur échappe, que j’évolue dans un autre milieu que le leur. Mais les médecins, qu’est-ce que tu veux que je leur réponde ? J’ai travaillé dans un magasin de fringues, les vêtements, je les avais pour le dixième de leur prix, j’en ai acheté plein.

- Bon, dis-je. Je te crois. (Et rien de tout ça ne me paraît délirant ; moi aussi, des fringues, j’en ai plein mes placards ; quant à la question sur Pierre qui roule, elle figure dans n’importe quel test de QI).

- Non, je te dis, j’ai rien, et ils n’ont rien contre moi. Ils ont seulement les accusations qu’ont portées mes parents. C’est de la folie. T’es la seule personne sensée avec qui je peux parler. Et tu sais quoi ? Ce matin, en prenant ma douche, je me suis évanoui. J’avais pas pu manger tellement je me sentais déprimé, et je me suis évanoui. Ils me rendent malade, je te dis. C’est l’infirmier qui m’a trouvé. C’est tellement négatif, ici, je suis entouré de trucs et de gens négatifs. »

Je maîtrise à grand-peine l’anxiété que cette nouvelle génère en moi.

« C’est peut-être le médicament que tu prends, qui ne te convient pas, tu sais.

- Oui, peut-être.

- C’est quoi ce médicament ?

- Oh, un neuroleptique. C’est pour me calmer, parce que je suis énervé.

- Ca, tu me l’as déjà dit, mais le nom, le nom du médicament, c’est quoi ? »

Il n’a pas bien entendu quand on le lui a prescrit. Dipressa, il lui semble.

« C’est pas marqué dessus ? »

Non. Pourquoi est-ce que je veux savoir ça ?

« À l’occasion, je regarderai ce que c’est sur le Net.

- Et t’en penses quoi ? Me demande-t-il.

- De quoi ?

- De tout ça. Du fait qu’ils me gardent, et tout. »

Je soupire. Répondre que s’il est là, c’est qu’il y a un motif ? Que ses parents, qui ont pris le risque de l’interner contre sa volonté ont sans doute leurs raisons ? Que les médecins qui le gardent savent sûrement ce qu’ils font ? Que l’interne m’a parlé d’une hospitalisation justifiée ? D’un traitement nécessaire ? Je n’ai pas ce courage. Il faudrait que je lui dise : du côté des fringues, et de l’argent, il y a un truc qui déconne chez toi. Quelque chose qui n’est pas normal. Il faudrait que je lui dise que moi aussi, je pense ça. Mais j’ai mal de savoir qu’il s’est évanoui ce matin ; je souffre de l’entendre tellement angoissé, de le savoir dans cet hôpital, j’ai peur de le désespérer en me rangeant du côté de ceux qui le font enfermer.

« Je constate que dans la relation avec moi, t’es pas fou du tout. »


Extrait du chapitre 4 de A la folie,  à paraître en juin 2010, chez Jacques-Marie Laffont éditeur

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