Abandonner un projet en cours

Tu as travaillé des semaines, des mois, peut-être même des années sur ce projet et voilà qu’il s’effondre. Tu dois y renoncer.

Pourquoi ? Peu importe. Les raisons d’abandonner un texte en cours ou même un texte achevé sont innombrables. Ce peut être parce que tu t’aperçois que le résultat n’est pas à la hauteur. Ton projet peut être refusé par les éditeurs, ou ne rencontrer qu’un accueil très mitigé de tes lecteurs tests. Un écrivain de renom publie avant toi un livre exactement sur le même sujet, et remporte un vrai succès, condamnant ainsi ton travail. Il peut même arriver que ton désir de ce livre s’éteigne, un jour, comme ça, sans explication.

« He died into my arms » dit l’écrivain Robert Haris, en parlant d’un livre qu’il écrivait. Il est mort dans mes bras. Tous les écrivains, tous les artistes, ont dans leurs tiroirs des projets morts-nés, qu’ils contemplent de temps à autres avec tristesse.

En visitant le musée Charlie Chaplin, à Vevey, j’apprends l’existence du projet «N», un projet de film consacré à Napoléon. Dans les archives de Chaplin, le matériel consacré au film représente 800 pages environs, incluant des recherches historiques poussées, plusieurs versions de scénarios, des lettres, des contrats…

Chaplin commence à s’intéresser à ce personnage en 1920. En 1927, le Napoléon d’Abel Gance sur le même sujet sort. Chaplin renonce une première fois à son projet.

En 1932, il engage un étudiant pour se documenter historiquement sur le sujet, cependant que lui-même écrit l’adaptation d’un roman de Pierre Veber intitulé « la Seconde vie de Napoléon ». Bien que les droits du roman soient acquis, le scénario écrit, le projet du film est abandonné en 1936. Le contexte historique, des déboires amoureux.... Chaplin laisse tomber Napoléon et se consacre alors à ce qui va devenir son chef-d’œuvre : le Dictateur.

Il n'empêche : 800 pages, des milliers d'heure de travail, des contrats... Chaplin est allé jusqu'à essayer des costumes de Napoléon... Et tout ça pour un projet qu'il a finalement abandonné... Il y a de quoi déprimer non ? 

NON.

Comme c’est manifeste pour le spectateur d’aujourd’hui, le travail effectué sur le projet « N » n’a  pas été effectué en vain. Le motif du dictateur avide face au monde, celui du double pacifique, certaines scènes comiques ... se trouvent entièrement réutilisées dans le Dictateur… Et avec quelle force ! Et avec quelle prescience ! Si le Dictateur est un chef-d’œuvre, il est indubitable que c’est en relation avec tout le travail accompli sur le projet Napoléon. En réalité, du travail effectué, rien n’a été perdu.  

« Chaque acteur a le désir de jouer Napoléon, affirme Chaplin dans une conférence de presse lors de la sortie du Dictateur. Pour moi, c’est fini. J’ai joué Napoléon, et Hitler, et ce dingue de tsar Paul, tous ensembles dans un même rôle. »

En matière de création artistique, tout se recycle, et le savoir-faire acquis en travaillant n’est pas acquis en vain. Pas de découragement donc, à renoncer à un texte. Ou du moins, pas trop, pas trop longtemps. Tous les créateurs doivent garder en mémoire cet exemple de « N » ressurgissant sous la forme magnifiée du Dictateur.

Et même si tous les projets abandonnés ne donnent pas immédiatement naissance à un projet plus grand, plus achevé, il est bon de se rappeler la formule de Vincent Van Gogh, expliquant à Théo qu’il ne faut pas regretter les toiles ratées, les efforts non aboutis puisque : « C’est de la difficulté aplanie pour plus tard ».

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